La fonction du manque, ou le message de la Dame à la licorne
Le fait de nous tourner vers l’observation de notre fonctionnement peut nous amener à transcender nos états limités. Et nous reconnecter directement à notre origine, Source de tout ce qui est. C’est pour moi le message de La Dame à la licorne, dans cette suite de six tapisseries ayant chacune pour thème l’un des cinq sens et dont la dernière s’intitule mystérieusement « À mon seul Désir ».
L’homme, dès la naissance puis inlassablement tout au long de sa vie, cherche à combler un manque en répondant à ce qu’il ressent comme un besoin ou comme un désir. Hormis en ce qui concerne la survie du corps physique, besoin et désir sont si intimement mêlés qu’il est souvent difficile de les différencier et encore plus de les séparer. Besoin-désir de confort, de sécurité, d’amour, de considération, de possessions… de toujours plus et de toujours mieux. De ce point de vue, notre vie tout entière est polarisée entre le désir et la satisfaction du désir, donc entre le manque et la réponse au manque.
Pourquoi cette course en avant ? Pourquoi l’arrêt provoqué par la satisfaction du désir est-il de si courte durée, laissant rapidement place à un nouveau manque ? Cet arrêt ne serait-il que le substitut, ou l’ombre pâle, de ce qui nous appelle vraiment ? Mais alors, qu’est-ce qui nous appelle, dans cette course en avant ?
Être comblé. La plénitude. Se sentir totalement satisfait, parfaitement bien. C’est-à-dire sans manque. Pourtant, inexorablement à nouveau un désir se présente et nous fait ressentir le manque, et nous quittons l’état de plénitude. C’est la vie, c’est comme ça, pourrions-nous dire pour nous en expliquer et éluder la question. Il est vrai que nos organes des sens nous attirent vers le monde extérieur, naturellement, en permanence. Ils sont là pour ça, c’est leur fonction. Et nous sommes comme envoûtés, la plupart du temps à courir devant tel un hamster dans sa roue plutôt que de chercher ailleurs, sur un autre plan.
Oui, si le manque est un appel, un appel de cette plénitude vers elle-même, l’objet du désir alors n’est plus qu’un révélateur. Comme le doigt qui pointe vers la lune, ou comme le reflet de la lune dans l’eau. Comme la chanson du vent dans les feuilles. La chanson n’est pas le vent, elle le révèle seulement. Alors que faire ? Couper court et vite passer à autre chose ? Ou se tourner vers l’appel et écouter.
S’arrêter, ressentir, goûter toutes les sensations qui sont là, juste maintenant. Le dynamisme qui nous pousse constamment vers autre chose va alors s’effondrer, laissant place à une sensation de détente, une disponibilité inattendue. C’est le premier acte délibéré d’une conversion vers ce paradis perdu qui n’est nulle part ailleurs qu’au cœur de nous-mêmes, caché dans notre profondeur. C’est le premier pas vers une plénitude foncière, vers la totalité que nous sommes par essence. Cet appel, qui se manifeste sous la forme de ce manque récurrent et parfois d’une nostalgie, d’une aspiration vers autre chose, est tout ce qui nous reste du souvenir de notre origine. Et c’est aussi l’extrémité du fil d’Ariane qui peut nous y conduire.
Au fond, grâce au manque nous cherchons en permanence, mais par ignorance nous faisons fausse route. Nous regardons devant au lieu d’écouter. Il y a confusion à la fois de plan et de direction. Il suffit d’un arrêt, et d’un retournement, pour mettre fin à cette errance. Et alors, quel repos lorsque cesse enfin cette fuite en avant. Quelle paix.
Bien que la prise de conscience soit immédiate, sa répercussion dans la vie quotidienne ne se fait généralement pas en un jour. La redistribution probable des valeurs et des priorités, entraînant un changement dans les habitudes de vie et les modes relationnels, prendra le temps d’une croissance, d’une maturation. Cette nouvelle compréhension va inaugurer une orientation intérieure, un centrage, une verticalisation, comme le tronc qui porte ses branches vers le ciel. Tout ce qui devient périmé tombe alors comme feuille morte, sans effort. Et vivre prend tout son sens.
Maintenant, qu’allons-nous faire de ce temps, de cette énergie gagnés ? De cette paix, de cette tranquillité ? Déjà se profile le risque de l’ennui.
Devenir créateur du monde. Participer consciemment, humblement à ce formidable déploiement de lumière, de beauté, d’intelligence, de force, d’amour qu’est le monde.
Le mouvement s’est inversé : de centripète il est devenu centrifuge. J’ai besoin, je veux sont devenus j’offre, j’aide, je participe. Ni éclats ni grandes actions : la révolution est interne, silencieuse, dans le secret du cœur de chacun. Et comme par miracle, les besoins se trouvent comblés, les sentiments de solitude et de manque s’effacent. Nous sommes enfin à notre juste place dans la Création, dans ce monde mais pas de ce monde.
« À mon seul désir » nous dit La Dame à la licorne, depuis longtemps déjà…
Barbara Litzler